Considérant l’ampleur de la dispute sur le sujet des livres électroniques, j’ai pensé utile d’en tirer les éléments principaux dans une synthèse, non pas pour clore la discussion, mais pour éviter la répétition perpétuelle. Aussi, l’apport d’éléments nouveaux est toujours bienvenu et pourra nourrir une nouvelle réflexion, alors fondée sur un constat général relativement complet.
Introduction
En cette période d’ancrage du livre électronique dans l’économie et le quotidien de chacun, on peut s’interroger sur cette entité apparemment concurrente à nos livres papiers, et les conséquences sur l’avenir d’iceux. En effet, depuis plusieurs années la part des ventes des livres électroniques croît de façon continue (sinon exponentielle) et, en 2011, Amazon a fait valoir que le nombre d’ebooks vendus aux USA avait dépassé celui des livres poches et reliés. De plus en plus d’éditeurs, petits ou grands, s’adonnent à la numérisation et la distribution d’ebooks, s’ils ne fondent pas leur catalogue que sur ce marché.
La question se pose donc de savoir quelle attitude adopter vis-à-vis de ce nouvel objet : confiance, méfiance, rejet ? Cela dépend de ce qu’il peut nous apporter et, au vu de nombreuses réactions, beaucoup (mais pas seulement) de ce qu’il en coûterait aux livres papiers de les adopter. Je vous propose de considérer les différents éléments du débats dans un cheminement qui présentera dans un premier temps les travers à refuser de cette technologie, puis ce que l’on peut malgré tout en retirer, pour conclure sur l’attitude nuancée qu’il conviendrait d’adopter. Mais au préalable, nous devons définir précisément l’objet de notre propos, c’est-à-dire le livre électronique et, dans une moindre mesure, les plateformes qui en permettent la lecture :
- Un e-book ou livre électronique est un fichier (de format .txt à EPUB en passant par le classique .pdf) contenant un texte formaté ou non, destiné à votre lecture comme les pages d’un livre papier.
- Une liseuse est un appareil destiné spécifiquement à la lecture de livres électroniques, dont l’écran est par conséquent adapté, grâce à une technologie appelée papier électronique, à une lecture intensive sans l’agression que représente un écran rétro-éclairé, tout en consommant beaucoup moins d’énergie.
- Une tablette, un smartphone, un PDA, un netbook (ne pas confondre ce dernier avec l’e-book) sont des appareils distincts des liseuses (ce qui n’empêche pas de lire un e-book sur ces supports), dont l’écran est rétro-éclairé et donc, en théorie, impropre à une lecture intensive confortable.
- Un livre papier est un assemblement de feuillets reliés pa… Hum, excusez-moi.
Les revers du livre électronique et l’importance du livre imprimé
Il ne fait aucun doute que le livre électronique recèle aujourd’hui nombre de défauts et ne fait pas le poids face à notre cher livre papier.
Le livre imprimé occupe d’abord une trop grande place dans notre société pour être supplanté de sitôt par un remplaçant numérisé. Une grande majorité de réactions le martèlent : rien ne remplacera jamais une lourde bibliothèque fourmillant de pages soigneusement reliées et pleine de leurs histoires propres. Un livre physique représente en effet beaucoup de nos jours, de l’objet même dépassant ce qu’il contient, aux valeurs qui l’ont porté depuis les débuts. Le livre est à la fois un compagnon de vie, un outil de partage, un prétexte au contact, à l’échange, entre lecteurs ou de lecteur à libraire ou collectionneur, favorisant la diffusion et la production d’écrits. Un livre est aussi un objet symbolique du fait de sa durabilité, chacun d’eux portant le témoignage de son temps et des époques qu’il a traversées, et finissant au fil des années par sublimer son contenu. Et n’oublions pas ceux que l’on appelle les beaux livres, dont la restitution sur simple écran serait une quête vouée à l’échec.
De plus, le livre papier dispose de qualités indéniables qu’aucune liseuse ne peut lui enlever. Premièrement, un livre imprimé ne dépend d’aucune sorte d’énergie pour la lecture de son contenu. Il est fort probable que même après un scénario apocalyptique, les livres subsistent (on peut pinailler sur certains mais globalement si l’être humain peut survivre, les livres aussi). Ensuite, il ne dépend pas autant qu’un livre électronique de son support de stockage. Oui, un livre peut être abîmé, taché, des pages déchirées, perdues, des parties illisibles, mais cela est sans comparaison devant la facilité de suppression et de corruption (On parle là d’accidents possibles, non de suppressions ou autres actes malveillants intentionnels) d’un fichier ou de destruction de son support. Ce qui a été plusieurs fois soulevé est aussi la grande liberté d’«enrichissement » d’un livre (notes manuscrites dans les marges, marques dans le texte, messages dans les blancs, etc.) que n’ont pas les livres électroniques. Pour finir, évoquons brièvement la question des restrictions de partage, voire de lecture des e-books commercialisés, aidées en cela par les DRM (Digital Rights Management, en français gestion des droits numériques) consistant en des dispositifs techniques qui vous empêchent de disposer librement de ces fichiers (de même que pour la musique, les films et les jeux vidéo), par des lois à l’absurdité croissante sur la propriété intellectuelle, et par l’hypocrisie des fabricants de liseuses et producteurs de contenus (conflits de formats, non respect des standards, obsolescence programmée des appareils, et interdiction des modifications).
Les deux derniers grands arguments importants face à la popularisation croissante du livre électronique sont les questions économique et écologique, ici regroupées non seulement car elles doivent être liées et traitées ensemble, mais aussi parce que ce sont les questions les plus vagues du débat. Sur le plan économique, le livre électronique fait craindre la disparition des librairies au profit de sites de vente en ligne, une crise du secteur de l’édition si celui-ci se laisse dévorer par les géants de la diffusion de contenu en ligne (Google en tête), et parfois même la disparition de l’imprimerie et de ses emplois. Sur le plan écologique on fait valoir que le papier est un matériau renouvelable, durable et recyclable, tout le contraire des supports des livres électroniques, composés de métaux dont l’extraction est une catastrophe (déforestations, pollution des sols), de plastiques non recyclés, et sujets à l’obsolescence programmée. Oui, mais le recyclage du papier implique lui l’usage de métaux lourds pour dissocier l’encre du papier, et on notera que livre électronique n’implique pas liseuse : le livre électronique peut exister indépendamment de ce support, si ce dernier devait être jugé non écologique. Dès lors, la diffusion de livres électroniques vers des supports existants représenterait donc l’économie de tout l’impact environnemental que représente l’imprimerie (du recyclage déjà mentionné, aux déchets dans l’eau et l’air, et toute la chaîne de distribution) de ces mêmes livres au papier.
Et si l’e-book n’était qu’une alternative à perfectionner ?
Comme nous l’avons montré précédemment, le livre imprimé a encore de beaux jours devant lui, et reste supérieur à bien des égards devant son jeune concurrent. Cependant, nous venons ci-dessus de toucher à une des faiblesses du géant de papier, posant par conséquent la question de ses limites. Cela nous amène à reconsidérer la question de ce que nous apporte le livre électronique tel qu’il pourrait, voire devrait être.
Nombre des désavantages que l’on impute au livre électroniques sont d’abord dépendants du contexte actuel. Attachons-nous donc à le débarrasser de ce qui entache sa nature propre. Commençons par le support qui leur est attaché, que ce soit une liseuse ou une tablette : un sondage Ipsos de 2010\footnote (référence) montre que ces supports ne sont qu’à la troisième place des moyens les plus souvent évoqués pour la lecture d’e-book en France. Rien en effet n’associe d’un lien nécessaire la lecture d’e-book à la production et utilisation de liseuses à cette fin. Quant aux tablettes, je pense que pour une majorité de personnes elles ne représentent déjà que ce qu’elles sont, c’est-à-dire un gadget technologique sans application pertinente (vous pouvez lire avec oui, tout comme vous pouvez lire avec un smartphone ou tout autre écran portable). Exit donc les arguments contre les livres électroniques (simples fichiers rappelons-le) fondés sur l’usage de ces appareils (dont tous ceux impliquant l’obsolescence programmée, notons le). Un livre électronique doit pouvoir se lire sur n’importe quel système qualifiable d’ordinateur doté d’un écran. Allons plus loin : certaines liseuses ne tolèrent pas certains formats standards de livres électroniques (pensons au format libre et populaire EPUB non supporté par le non moins populaire Kindle d’Amazon), et certains de ces formats sont fermés et opaques. Mais rien n’attache le livre électronique à ces formats-ci, et un fichier devrait toujours pouvoir être convertible en un format différent si besoin (de même que vos cours pris en format ODF ou Word sont exportables en PDF et avec un peu de travail, convertibles en pages HTML pour être visionnées sur le Web). Oublions donc les arguments fondés sur les conflits de formats qui n’ont aucun lieu d’être dans un monde ouvert. Continuons sur notre lancée avec les DRM : Ces « gestions des droits numériques » prétendent pouvoir contrôler l’incontrôlable, posséder l’impalpable, et créer de la richesse en rendant les clients captifs d’une plateforme donnée. Cette pratique, dores et déjà obsolète (les DRM sont contournables à partir du moment que l’on sait faire une recherche (source)), bafoue le droit qu’a l’utilisateur d’un livre électronique de lire son livre où et quand il le souhaite sur le support qu’il désire. De plus, les éditeurs doivent payer l’usage de ces DRM, coût superflu augmentant le prix final du fichier. Aucun livre électronique ne devrait être restreint par un dispositif aussi absurde à l’ère de l’ouverture de l’informatique et de sa standardisation. En dernier lieu, considérons l’offre légale d’e-books gratuits, composée de tous les textes tombés dans le domaine public. Rappelons-nous les lois sur la propriété intellectuelle dictées par les ayants droit pour conserver leur rente. Imaginez la base potentielle des livres disponibles si, d’une part, la limite de temps pour qu’une oeuvre tombe dans le domaine public revenait à une limite raisonnable, et si, d’autre part, le partage de ces oeuvres était totalement libéré du contrôle des grandes éditions (qui, dès la réédition d’un classique, demande le retrait des offres gratuites dudit classique sous prétexte qu’ils nuisent à ses ventes) ! Le livre électronique représente ainsi, dans sa nature propre, un outil permettant d’approcher de l’idéal de la culture commune libre et gratuite pour tous, libérée des velléités mercantiles de prétendus agonisants.
Cette dernière idée montre que le livre électronique est lui-même le support de nouvelles pensées portées par un nouveau modèle de diffusion. Et en effet, à l’instar de l’invention/découverte de l’imprimerie, la popularisation croissante des e-book donne une nouvelle dimension à la diffusion des idées, parmi lesquelles celles de la culture du Libre. Cette dernière découle en partie du mouvement du Logiciel Libre (dont Richard Matthew Stallman, avec sa Free Software Foundation, est une des figure de proue) qui considère que la distribution d’un logiciel doit assurer quatre libertés fondamentales à son utilisateur :
- la liberté 0 : la liberté d’exécuter le programme, pour tous les usages ;
- la liberté 1 : la liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter à ses besoins ;
- la liberté 2 : la liberté de redistribuer des copies du programme (aussi bien de les donner que de les vendre) ;
- la liberté 3 :la liberté d’améliorer le programme et de distribuer ces améliorations au public, pour en faire profiter toute la communauté.
L’application de ces idées à l’art et la culture en général nous donne l’adaptation suivante :
- la liberté d’utiliser l’oeuvre pour tous les usages ;
- la liberté de la copier et de diffuser des copies ;
- la liberté de l’étudier ;
- la liberté de la modifier et de diffuser des copies de l’oeuvre résultante.
(Ces formulation sont tirées de Wikipédia, je ne puis faire plus clair, voir les articles Logiel libre et Culture libre)
En opposition donc avec le modèle des industries culturelles, le Libre est un mouvement que l’on pourrait presque qualifier de sédition, qui profite et s’appuie sur les nouvelles technologies, comme les idées humanistes et le mouvement de la Réforme en leur temps, pour se diffuser. Techniquement, il s’agit bien d’une seconde révolution dans l’histoire du livre : le coût de reproduction d’un livre électronique revient au temps processeur nécessaire à la duplication d’un fichier (un « copier/coller »), autant dire presque rien, la production elle-même en est même à la portée de tout le monde (je pense que tous ceux qui lisent ces lignes savent comment exporter un pdf depuis son logiciel de traitement de texte favori), et le partage plus facile que jamais. Quand bien même quelque institution viendrait y apposer les restrictions qu’elle veut, l’outil en lui-même est suffisamment souple pour les contourner avec une facilité déconcertante (cf. DRM). Les libertés proposées par le Libre semblent donc s’imposer naturellement pour toute oeuvre sous format numérique (image, musique et texte). D’ailleurs, les valeurs portées par un tel mouvement sont amplement bénéfiques pour tous : la rareté est abolie, un ouvrage est disponible ou ne l’est pas, et s’il ne l’est pas, il ne tient qu’à vous de le publier ; les auteurs sont lus et partagés en fonction des intérêts des lecteurs, la prise de risque de la publication est nulle (dans l’édition traditionnelle un éditeur prend au contraire un risque en vous publiant) ; le contenu s’enrichit en permanence, quiconque peut s’atteler à une traduction, à une annotation (on peut y voir là un équivalent des personnalisations dans les livres papiers, pour certains), à une étude approfondie ou à une nouvelle version d’une oeuvre libre… Bref, c’est dans ce contexte, parallèle à l’industrie du livre, que le livre électronique tire ses plus grands avantages et devra puiser encore pour se développer en un outil à la hauteur de ce qu’il peut représenter.
Sortons de l’utopie encore en construction pour répondre, avant de conclure, aux craintes sur le plan économique. À l’heure actuelle, même si en Asie et aux États-Unis la vente de livres électroniques est déjà très développée, notre vieille Europe est encore réticente à l’adoption massive de cette pratique et quand bien même, aux dernières nouvelles il existe encore des éditeurs et des imprimeurs en dehors du continent européen (vous serez d’ailleurs surpris d’apprendre qu’il existe toujours des copistes et enlumineurs, même et souvent en dehors du contexte monastique, cinq siècles après l’apparition de l’imprimerie). Il en ressort donc que le livre électronique n’est en rien un concurrent au livre papier, mais une entité parallèle, un petit frère plus qu’un descendant hostile, qui ne dérangera pas ou si peu le doux confort de son aîné. Il est probable que l’espèce de conflit que l’on voit entre les liseuses et bonnes vieilles pages n’est qu’un épiphénomène de la guerre entre les éditeurs et les sociétés telles que les opérateurs, les sites de vente en ligne (Amazon) ou encore Google (voir entre autres cet article à ce sujet). Bien que le modèle économique qui l’inclura ne soit pas encore défini, je ne pense donc pas que le libraire ait à se sentir menacé par ce nouveau venu. On est même encore libre d’imaginer ou de proposer des modèles simples comme, par exemple, la mise à disposition gratuite à l’achat de tout livre papier d’une copie numérique assortie des sources… On peut toujours rêver !
Conclusion
Bien que l’on ait suffisamment montré que le livre électronique soit un nouvel élément complémentaire (tout en restant révolutionnaire) au livre imprimé, à l’heure actuelle l’offre payante n’en est encore ni suffisamment développée ni suffisamment détachée des vieilles industries culturelles pour être une alternative intéressante. Ce constat pourrait prochainement changer si les éditeurs finissent par prendre conscience de leur erreur dans le choix de la restriction des droits de l’utilisateur. L’alternative libre au contraire, en plein épanouissement, est à considérer sérieusement face à l’absurdité croissantes des lois et dispositifs visant à empêcher la libre disposition de copies qui nous appartiennent. Concernant les liseuses, il s’agit d’un outil peut-être prometteur pour la diffusion du livre électronique, à condition de ne plus la vouer à rendre ses utilisateurs captifs d’un format fermé et opaque, et d’une société de vente sans âme, et à condition de s’extraire du trop commun travers de l’obsolescence programmée ; du reste, on attend toujours des études comparatives complètes sur l’impact écologique de leur usage par rapport à l’impression de livres papiers. Les conditions pour faire le meilleur de cette seconde révolution de l’histoire du livre restent donc encore à réunir, mais peut-être n’est-ce là qu’une question d’éducation et de sensibilisation (ne pas acheter de fichier contenant de DRM, être sûr d’être en pleine possession et en plein contrôle des fichiers que l’on achète – particulièrement pour éviter de laisser la porte ouverte aux éditeurs/vendeurs et institutions sur ses données et bien immatériels, car les actes malveillants les plus à craindre ne sont pas ceux de personnes isolées), et de temps (pour que la Culture Libre touche davantage de gens et contribue à changer les mentalités).